20

  Le camp de l’Armée révolutionnaire africaine n’a rien d’un camp militaire classique; c’est en fait un quartier général situé dans ce qui était une petite université au temps où les Portugais régnaient sur le Mozambique. Une nouvelle université réservée aux citoyens noirs a été édifiée au cœur d’une nouvelle ville arrachée au territoire du Nord, sur le lac Malawi.

  L’université transformée est une base idéale pour l’armée de Lusana : dortoirs pour la troupe, cafétérias transformées en mess, installations sportives utilisées pour l’instruction des combattants, logements pour les officiers et même une salle de bal pour les jours de fête.

  Frederick Daggat, démocrate et l’un des trois Congressmen noirs du New Jersey, est impressionné. Il s’attendait à une espèce de mouvement révolutionnaire classique, commandé par des chefs de tribu armés de roquettes soviétiques, habillés du gris des uniformes de l’armée chinoise et recrachant d’imbéciles clichés marxistes hors d’âge. Or il découvre avec une agréable surprise une organisation qui fonctionne comme une société pétrolière américaine. Lusana et ses officiers ressemblent plus à des businessmen qu’à des guérilleros.

  Le cocktail se déroule strictement selon le protocole de New York. Et Felicia Collins, l’hôtesse, ne déparerait pas dans une réunion du même genre à Manhattan.

  Daggat lui lance un coup d’œil et elle s’excuse auprès d’un groupe d’admirateurs, des législateurs de la Somalie. Elle s’approche et pose la main sur le bras de l’Américain.

— Etes-vous content, Congressman ?

— Très content.

— Hiram et moi espérions que vous pourriez passer le week-end avec nous.

— Malheureusement, je dois être à Nairobi demain après-midi pour rencontrer le Conseil de l’éducation du Kenya.

— J’espère que votre appartement vous convient. Nous ne sommes pas tout à fait de la classe des hôtels Hilton dans la région.

— Je dois avouer que l’hospitalité de M. Lusana est bien supérieure à ce à quoi je m’attendais.

  Daggat examine la femme. En fait, c’est la première fois qu’il voit de près Felicia Collins : grande vedette, chanteuse à trois disques d’or, comédienne titulaire de deux Emmy et d’un Oscar pour un rôle très difficile de suffragette noire dans le film La Route du pavot. Elle est peut-être, si c’est possible, encore plus belle qu’à l’écran.

  Felicia est en effet très chic et ravissante dans un pyjama du soir de crêpe de chine vert. La courte blouse laisse les épaules nues et lui ceint la taille, et le pantalon assorti laisse vaguement deviner des jambes parfaites. Ses cheveux sont coupés court, à l’africaine.

— Hiram est au seuil de la célébrité, vous savez.

Le ton enthousiaste qu’elle a adopté amuse Daggat.

— J’imagine qu’on a dû dire jadis la même chose d’Attila.

— Je comprends maintenant fort bien pourquoi les correspondants à Washington se bousculent à vos conférences de presse, Congressman, dit-elle sans cesser de lui tenir le bras. Vous avez la langue acérée.

— Je crois que les journalistes l’appellent « le dard de Daggat ».

— Pour mieux y asseoir l’Establishment des Blancs, sans doute ?

  Il lui prend la main, la serre de plus en plus fort, et les grands yeux brun doré s’étonnent.

— Dites-moi, miss Collins, que peut bien venir faire dans la jungle une femme si belle et si célèbre ?

— Très précisément, ce que vient y faire l’enfant terrible du Congrès des Etats-Unis, répond-elle du tac au tac. Aider un homme qui se bat pour le plus grand bien de notre race.

— Je serais plutôt tenté de croire qu’Hiram Lusana se bat pour le plus grand bien de son compte en banque.

— Vous me décevez, cher monsieur. Si vous preniez la peine de piocher vos dossiers, vous sauriez que rien n’est plus faux.

  Daggat se raidit. Pour relever le gant, il lâche la main et s’approche ; son visage touche presque celui de Felicia.

— Pendant que la moitié du monde épie les Etats africains et qu’elle attend en se demandant quand ils vont se décider à renverser le dernier bastion de la suprématie des Blancs, qui tombe du ciel comme le Messie et offre une maxime applicable en toute circonstance ? Qui donc, je vous le demande, sinon votre trafiquant de drogue favori, Hiram Lusana ? Comme si la révélation lui avait soudain été faite, il renonce à son fructueux commerce pour défendre la cause de la pauvre plèbe malodorante d’Afrique du Sud.

« Puis avec le soutien des jobards qui constituent l’opinion noire et d’une presse avide de célébrer de nouvelles idoles et n’importe quelle idole, s’il vous plaît, le bel Hiram découvre soudain son visage souriant sur la couverture d’une quinzaine de magazines qui tirent ensemble à plus de 60 millions. Ainsi, le soleil du Paradis brille de nouveau, et Hiram Lusana est adoré partout des manieurs de Bible pour sa piété sans tache ; les ministres des Affaires étrangères se battent pour l’inviter à leurs réceptions ; il demande et il obtient des sommes fabuleuses pour parler en public, et les poires dans votre genre, Miss Collins, les gogos du monde artistique, lui baisent les fesses et se battent pour une miette de sa gloire. La colère assombrit le ravissant visage de Felicia.

— Vous êtes délibérément grossier.

— Ou peut-être sincère, tout simplement.

  Daggat se tait pour jouir de l’embarras momentané de la vedette.

— Que pensez-vous qu’il arrivera si Lusana gagne cette guerre et que le gouvernement blanc et raciste d’Afrique du Sud s’incline ? Fera-t-il comme Cincinnatus ? Déposera-t-il l’épée pour reprendre la charrue ? Pas question, chère madame. Je suis à peu près persuadé qu’il se proclamera Président et qu’il établira une dictature déguisée. Alors, avec dans ses poches les vastes ressources du pays d’Afrique le plus évolué, il fourrera la grande croisade sous l’éteignoir et, par la force ou par la ruse, il avalera un à un les pays noirs, désarmés devant une telle puissance.

— Vous n’y comprenez rien, dit-elle rudement. Hiram a pour règle de vie les préceptes moraux les plus élevés. Il est impensable qu’il puisse jamais accepter de renoncer à son idéal pour en tirer un profit personnel.

  Felicia ne lit pas l’avertissement dans les yeux de Daggat.

— Je peux prouver ce que j’avance, Miss Collins, et tout ce que cela vous coûtera, sur le plan financier du moins, c’est un bon vieux dollar de l’oncle Sam.

— Vous prêchez dans le désert, Congressman. Il est clair que vous ne connaissez pas le général.

— Parions.

  Elle réfléchit un instant, puis elle le défie.

— J’accepte.

  Daggat s’incline galamment et l’amène près de Lusana, qui est en train de parler tactique avec un officier de l’armée du Mozambique. Lusana interrompt sa conversation pour les accueillir.

— Tiens, mes deux amis américains. Je vois que vous avez déjà fait connaissance.

— Pourrais-je vous parler un moment en compagnie de Miss Collins, général ? demande Daggat.

— Mais très certainement, voyons.

Lusana s’excuse auprès de l’officier et entraîne Frederick Daggat et Felicia Collins vers un cabinet meublé dans le style « afro ».

— Très joli, fait Daggat.

— C’est mon style favori, répond Lusana en leur faisant signe de s’asseoir. Normal, non ? Il est directement issu de notre art primitif.

— Personnellement, je préfère l’égyptien moderne, remarque Daggat avec indifférence.

— Voyons, de quoi désiriez-vous me parler ? demande Lusana.

  Daggat va droit au but.

— Pardonnez ma franchise, général, mais la seule raison pour laquelle vous avez organisé cette aimable sauterie est de me convaincre d’user de mon influence sur le Comité des affaires étrangères en faveur de l’A.R.A. ? C’est bien cela ?

  Lusana ne peut dissimuler une expression embarrassée, mais il lui faut rester courtois.

— Mes excuses, Congressman. Je n’aurais pas voulu que cela saute tellement aux yeux. En effet, j’espérais vous amener à soutenir notre cause. Mais vous donner le change ? Pas question ! Je ne suis pas assez bête pour essayer de tromper un homme aussi intelligent que vous.

— Suffit pour les entrées en matière. Qu’est-ce qu’il y a à gagner pour moi ?

  Lusana fixe Daggat avec stupéfaction. Il ne s’attendait guère à une telle brutalité. Il envisageait de convaincre le congressman d’une manière plus détournée. Là, il est pris de court. Cette offre délibérée de corruption le laisse pantois. Il décide de jouer l’innocence afin de réfléchir.

— Je n’ai pas bien saisi, Congressman ?

— Ce n’est pas compliqué. Si vous voulez que je sois de votre côté, cela coûte cher.

— Je ne comprends toujours pas.

— Assez de boniments, général. Vous et moi venons du même ruisseau. Nous n’avons pas échappé à la misère et à la discrimination pour arriver là où nous sommes, sans avoir fait provision de sagesse en route.

  Lusana se détourne et allume lentement, méticuleusement une cigarette.

— Vous désirez que j’ouvre avec un chiffre la négociation de vos services ?

— Ce ne sera pas nécessaire, j’ai déjà… euh… une idée en tête.

— Parlez, je vous en prie.

  Un sourire retrousse les lèvres de Daggat.

— Miss Collins, dit-il.

  Lusana le regarde, surpris.

— C’est une idée ravissante, en effet. Mais je ne vois pas ce qu’elle…

— Vous me cédez Felicia Collins, et je m’arrange pour que mon comité émette un vote favorable pour le financement d’un programme d’armement destiné à votre révolution.

  Felicia se dresse d’un bond, ses yeux brun doré fulgurants.

— Cela dépasse tout ce que j’ai jamais entendu ! lance-t-elle.

— Considérez cela comme un léger sacrifice à une noble cause, conseille ironiquement Daggat.

— Pour l’amour du ciel, Hiram, dis à ce ringard de faire ses valises et de disparaître.

  Lusana reste un instant sans répondre : il regarde ses genoux et cueille une peluche imaginaire sur le pli impeccable de son pantalon.

— Je suis navré, Felicia, dit-il finalement d’une voix douce, mais je ne peux pas laisser les sentiments intervenir dans cette affaire.

— Ce n’est pas possible ! lance-t-elle en le fixant d’un regard incrédule. Vous êtes fous tous les deux, complètement dingues, si vous croyez que vous pouvez me passer à la ronde comme une tasse de café.

  Lusana se lève, va vers elle et lui effleure le front d’un baiser.

— Ne m’en veux pas, lui dit-il ; puis, se tournant vers Daggat : Enlevez votre butin, Congressman.

  Puis il sort de la pièce.

  Pendant longtemps, Felicia reste immobile, le visage reflétant à la fois l’hostilité et l’embarras ; puis elle réalise tout à coup la situation, et ses yeux s’emplissent de larmes. Elle ne proteste ni ne résiste lorsque Daggat l’attire doucement contre lui et l’embrasse.

— Salaud, murmure-t-elle. Espèce de salaud. Vous voilà bien content, j’imagine.

— Pas tout à fait, encore.

— Vous avez gagné votre livre de chair. Qu’attendez-vous de plus ?

  Il tire un mouchoir et lui éponge gentiment les yeux.

— Vous avez oublié, dit-il avec un sourire. Vous me devez aussi un dollar.

 

Vixen 03
titlepage.xhtml
vixen 03_split_000.htm
vixen 03_split_001.htm
vixen 03_split_002.htm
vixen 03_split_003.htm
vixen 03_split_004.htm
vixen 03_split_005.htm
vixen 03_split_006.htm
vixen 03_split_007.htm
vixen 03_split_008.htm
vixen 03_split_009.htm
vixen 03_split_010.htm
vixen 03_split_011.htm
vixen 03_split_012.htm
vixen 03_split_013.htm
vixen 03_split_014.htm
vixen 03_split_015.htm
vixen 03_split_016.htm
vixen 03_split_017.htm
vixen 03_split_018.htm
vixen 03_split_019.htm
vixen 03_split_020.htm
vixen 03_split_021.htm
vixen 03_split_022.htm
vixen 03_split_023.htm
vixen 03_split_024.htm
vixen 03_split_025.htm
vixen 03_split_026.htm
vixen 03_split_027.htm
vixen 03_split_028.htm
vixen 03_split_029.htm
vixen 03_split_030.htm
vixen 03_split_031.htm
vixen 03_split_032.htm
vixen 03_split_033.htm
vixen 03_split_034.htm
vixen 03_split_035.htm
vixen 03_split_036.htm
vixen 03_split_037.htm
vixen 03_split_038.htm
vixen 03_split_039.htm
vixen 03_split_040.htm
vixen 03_split_041.htm
vixen 03_split_042.htm
vixen 03_split_043.htm
vixen 03_split_044.htm
vixen 03_split_045.htm
vixen 03_split_046.htm
vixen 03_split_047.htm
vixen 03_split_048.htm
vixen 03_split_049.htm
vixen 03_split_050.htm
vixen 03_split_051.htm
vixen 03_split_052.htm
vixen 03_split_053.htm
vixen 03_split_054.htm
vixen 03_split_055.htm
vixen 03_split_056.htm
vixen 03_split_057.htm
vixen 03_split_058.htm
vixen 03_split_059.htm
vixen 03_split_060.htm
vixen 03_split_061.htm
vixen 03_split_062.htm
vixen 03_split_063.htm
vixen 03_split_064.htm
vixen 03_split_065.htm
vixen 03_split_066.htm
vixen 03_split_067.htm
vixen 03_split_068.htm
vixen 03_split_069.htm
vixen 03_split_070.htm
vixen 03_split_071.htm
vixen 03_split_072.htm
vixen 03_split_073.htm
vixen 03_split_074.htm
vixen 03_split_075.htm
vixen 03_split_076.htm
vixen 03_split_077.htm